CHAPITRE IX

Ereva Dal Semys vivait à la terrienne, ou du moins il s’efforçait de s’entourer d’une assistance informatique et robotique de très haute technicité, par goût ainsi que pour l’exemple. Le Président du Conseil avait comme ambition d’égocratiser l’Homéocratie et comme humilité la conscience de n’être que le premier maillon d’une chaîne qui, peut-être, y parviendrait. Cette égocratisation passait par l’exemple domestique qu’il en donnait à tous ceux qu’il recevait chez lui, et il recevait beaucoup. En fait, il travaillait presque exclusivement dans son « castel », y convoquant tous ceux que la gestion du Conseil l’amenait à rencontrer. Il avait déjà quelques émules.

Ce matin, alors qu’il venait de congédier Perkins, le Conseiller thalien, l’ordinateur l’avertit de l’arrivée de Jarlad.

— Avais-je rendez-vous avec lui ?

« Non », répondit le vocodeur. « Dois-je le faire venir ? »

— Ai-je quelque chose d’urgent à régler avant midi ?

« Rien de chronométré. »

— Fais-le entrer… dans le bureau.

« Il sera là dans trois minutes. »

— Retarde-le de cinq, je voudrais avoir l’air débordé.

« J’interdis l’accès motorisé. »

— Excellent ! Il déteste marcher.

« Il vient de quitter la Sécurité. »

— Merci.

Ereva se délectait de l’intimité qu’il entretenait avec l’ordinateur. Elle était toute factice, bien sûr, mais elle répondait parfaitement à ce désir de complicité qu’il n’avait jamais pu assouvir auprès d’un être humain.

Dans le bureau, il n’eut besoin d’aucune mise en scène : il y régnait constamment une ambiance de travail acharné et désorganisé. Il n’y travaillait pourtant jamais : il l’avait transformé en capharnaüm bureaucratique une fois pour toutes et se contentait d’y recevoir les gêneurs. Jarlald était le gêneur numéro un.

« Jarlald est derrière la porte », annonça le vocodeur.

Ereva s’installa face à la console, dos à l’ansible.

— Ouvre-lui.

Le panneau glissa sur ses rails, et Jarlald entra.

— Bonjour, lança Ereva sans relever la tête de l’écran. Installez-vous, Jarlad. J’en ai pour une minute.

— Je vous en prie.

Jarlald prit place dans le fauteuil le moins encombré.

Ereva acheva posément de faire semblant d’être affairé puis se tourna vers lui. Dal Semys et Jarlald se ressemblaient énormément, physiquement ; ils faisaient la même taille, devaient peser le même poids et possédaient tous deux cette curieuse allure de vieux gentilshommes, sages et avisés, que démentaient leurs yeux, profonds et retors, de politiciens avertis.

— Que me vaut cette visite surprise ? s’enquit Ereva. Je vous connais assez pour savoir que vous placez ce type de démarche sous le signe de la confidentialité et la confidentialité sous celui de l’urgence. Tâchez d’être bref, Jarlad, moi aussi je suis pressé.

— Nous allons avoir des problèmes, Ereva… Je suis venu m’enquérir de votre désir de les résoudre.

— Curieuse formulation, non ? Nous avons des problèmes ? Je sais bien que le Conseil et la Commission sont censés fonctionner de pair, mais vous m’avez plutôt forcé la main, ces derniers temps. Enfin, vous m’intriguez : quels ennuis pourrions-nous bien partager ?

— Djian Dju Yoon vient de rééditer son exploit lamarien…

— Qui est Djian Dju Yoon ?

Jarlald foudroya son interlocuteur du regard.

— Monsieur le Président, je sais que vous connaissez tous ceux et tout ce dont je veux vous entretenir. Nous gagnerions du temps si aucun de nous ne jouait les innocents.

Dal Semys l’arrêta d’un geste.

— Cela me convient. Seulement je saurai vous le rappeler quand, à votre tour, vous aurez l’air ingénu.

— Je crois qu’en l’occurrence, il serait mal venu de procéder autrement. (Jarlald sourit largement.) Dju Yoon vient de quitter Still aux commandes d’un astronef terrien, directement sous les ordres du Ministre de la Communication…

— Le général Kyres est décidément peu inspiré.

Jarlald ignora l’intervention.

— A bord de cet astronef, il y avait deux Bohèmes de l’équipe Ylvain…

— Qu’ont-ils encore fait ? Réorganiser cette Rébellion Humoristique qui vous faisait tant rire ?

— Pour l’heure, ils ont réussi à sortir deux équipes journalistiques et de quoi déclencher des émeutes sur tous les mondes gangrenés par cette maudite Bohème.

— Vous voulez dire que Kyres, Mennalik et deux cent dix mille soldats se sont fait flouer par deux gamins et que ces gamins ramènent des objets encombrants au royaume des médias ? (Dal Semys avait du mal à contenir son hilarité.) A quoi sont payés vos agents, Jarlad ? Vous avez déjà laissé échapper Eveniek de Still, maintenant ce sont des bandes holos. (Il n’avait plus envie de rire.) Vous savez le mépris que j’ai pour la Commission, mais là, chapeau ! Vous joignez le désagréable à l’inutile ! (Il se calma d’un soupir destructeur.) Que craignez-vos exactement ?

— Aker Eveniek… entre autres. Nous avons failli l’arrêter sur Cherryh, seulement il a fui sur un vaisseau terrien, comme Tomaso de Genesis… Ils arriveront sur Terre en même temps que Dju Yoon.

— Ce qui signifie que l’Égocratie aura plus que le nécessaire pour nous fustiger. Bon, laissez-moi réfléchir.

— Ce n’est pas tout.

— Ah ! Dites tout en bloc, cette fois, s’il vous plaît.

— Depuis deux mois, quelqu’un remue des millions de fonctionnaires et des milliards de méga-octets pour mettre son nez dans les affaires de la Commission…

— Je ne me sens pas concerné.

— Vous avez tort, Ereva, sur trois points. D’abord parce que le Conseil est très impliqué, ensuite parce que vous ne pourrez pas vous servir contre la Commission de ce qui sera mis à jour, et enfin, parce que si je suis acculé, je fais sauter soixante pour cent des gens en place dans toute l’Homéocratie.

Dal Semys se raidit comme sous un jet d’eau glacée, mais il le fit comme quelqu’un qui avait une longue pratique des douches trop froides, en aspirant calmement de petites bouffées d’air, le temps que son corps se régulât. Il savait que Jarlald ne parlait pas pour ne rien dire et que soixante pour cent étaient une estimation minorée plutôt que majorée.

— C’est si grave ?

— J’essaie de tirer l’Homéocratie de la fange, rétorqua Jarlad. J’ai mis en route un plan à moyen terme que sa seule divulgation annihilerait, et c’est précisément là qu’on fouille. Or, depuis deux heures, je sais qui fouille et pour le compte de qui.

Dal Semys ne releva pas, il avait compris.

— L’Égocratie pour Ylvain de Myve ! précisa néanmoins Jarlad. Je m’en doutais, mais j’ai attendu d’en avoir confirmation pour venir vous trouver. La popularité d’Ylvain sur Terre atteint des proportions plus qu’alarmantes : il tient trois Ministres dans une main et la population dans l’autre. Depuis ses trois projections, il peut faire avaler n’importe quoi à l’Égocratie, et dans l’ombre se tient Mademoisel…

— C’est elle que vous redoutez, n’est-ce pas ?

— Les ambitions d’Ylvain s’arrêtent à la consommation de son art. Celles de Mademoisel n’ont pas de limites… Elles sont en sommeil, actuellement, mais je les connais bien : elles dorment d’un œil. Le coup de Lamar, c’est Ylvain ; celui de Still, c’est Mayalahani ; tout ce qui est de dimension homéocrate, c’est Mademoisel, et elle ne s’arrêtera qu’après avoir installé la Bohème ici, sur Thalie.

Ereva retint un ricanement.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Un soutien total au Conseil.

— Soutenir quoi ?

— La demande d’extradition d’Ylvain et de ses amis, Bohèmes compris ; des mesures contre l’Égocratie ; la censure sur ce qui concerne Still ; une épuration des agents terriens dans l’administration homéocrate ; des positions fermes et incontournables… Je veux que vous cessiez de remettre à plus tard et de tergiverser.

— Cela m’est difficile.

— Écoutez : je vous fournis les preuves des irrégularités terriennes et un dossier précis sur chaque personne impliquée. Le Conseil vous suivra comme un seul homme et vous seul pouvez faire cette unanimité…

— Je n’approuve pas ces méthodes ! interrompit sèchement Dal Semys. Je crois fermement que ce sont des armes à deux tranchants et que ce rôle d’État policier se retournera à plus ou moins brève échéance contre nous.

— Vos scrupules vous honorent, monsieur le Président, mais…

— Ah, taisez-vous ! Il ne s’agit pas de scrupules.

— S’agirait-il de votre amitié avec Biko Tal-Eb ? insinua Jarlald (Puis, devant la mimique ahurie d’Ereva :) Oui, vous faites partie de mes soixante pour cent. Il y a trop de choses que vous ignorez, Ereva… comme, par exemple, que votre projet d’égocratisation n’est pas en contradiction avec ma conception de l’Éthique…

Ereva Dal Semys fit la seule chose que Jarlald n’attendait pas de lui : il plongea la main dans un tiroir pour en tirer un laser qu’il braqua sur le Premier Commissaire.

— Deen ? appela-t-il.

« Oui », répondit le vocodeur.

— Code Bêta Hydris sur Jarlad.

« Très bien… Autre chose ? »

— Non merci, Deen.

Jarlald n’avait même pas sourcillé. Regardant l’arme avec un rien de condescendance, il attendit que son interlocuteur la replaçât dans le tiroir pour parler.

— Vous aurais-je chatouillé à un endroit trop sensible ?

Dal Semys ignora la question.

— Si vous tentez quoi que ce soit contre moi, vous êtes mort, déclara-t-il seulement. De la même façon, ma disparition dans les années, à venir entraînerait votre chute. Ne perdez pas votre temps à essayer de détruire Deen, il est relié à un million de terminaux, ses programmes sont protégés par le Détecteur et dix mille ansibles n’attendent qu’un ordre de lui pour les déverser dans toute l’Homéocratie.

— Je ne comprends pas.

— Cela ne va pas durer, rassurez-vous. (Ereva était très détendu.) Voyez-vous, Jarlad, j’ai toujours pensé que nous en arriverions à nous jeter nos petits secrets au visage. Aussi, dans cette attente, j’ai façonné Bêta Hydris ou, si vous préférez, l’équivalent de votre requiem. Vous vous cachez derrière le mal que vous pouvez faire à l’Homéocratie… moi, je me contente de la Commission. Pour l’instant, vous avez pris le pas sur moi ; disons que vous me tenez par mes penchants égocrates. Voyons maintenant ce qui me donne barre sur vous.

Jarlald scrutait les yeux de Dal Semys et ce qu’il apercevait dans leur eau le contraignait à la patience : Ereva savait ce que nul ne devait savoir, mais jusqu’à quel point ?

— Quel âge avez-vous ? interrogea Dal Semys.

Jarlald sourit, sans répondre.

— Si nous parlions de l’Explorer GV 14 et de la seule cuve cryogénique qui fonctionnait lorsqu’un croiseur homéocrate l’a retrouvé aux trois quarts détruit ? Dans cette cuve, il y avait une femme, morte, et un nouveau-né, encore attaché au cordon ombilical, dans un état critique mais vivant… C’était il y a combien de temps ? (Ereva jubilait.) Étrangement, tous les rapports sur cette anecdote ont disparu…

— Pas tous, apparemment.

— Même les relations médiatiques. Toutefois, vous avez omis un détail, Jarlad : un écrivain thalien s’est servi de l’incident pour bâcler un roman semibiographique. J’ai donc cherché dans le domaine artistique… Décidément, les artistes vous poursuivent depuis votre enfance ! J’ai trouvé deux chansons, une insupportable symphonie, une sculpture magnifique et toute une série de tableaux qu’un peintre sans grand talent, poète à ses heures, s’évertuait à expliquer par le menu. Un sauvetage pareil, c’est une anecdote qui marque !

— Pourquoi vous êtes-vous livré à ces recherches oiseuses, Ereva ? Il a bien fallu que quelque chose attire votre attention, non ?

— Votre potentiel psionique.

Encore une fois, Jarlad ne broncha pas.

— Vous ne semblez pas surpris, s’étonna Ereva. Ni même gêné ! Êtes-vous seulement curieux ?

— De connaître comment et combien vous êtes renseigné sur mon compte ? Non. Vous ne serez ni le premier, ni le dernier, ni le plus dangereux. J’ai l’habitude de composer avec ceux qui me percent à jour ; quand je ne peux pas les détruire, pour être honnête. Or, vous n’avez encore rien dit qui vous place hors de mes griffes. Je suis né en hibernation ? J’oriente mes facultés psioniques vers mon métabolisme ? Et alors ?

— Alors, c’est trop étonnant pour qu’on ne se demande pas comment vous avez rempli votre existence.

— Cette fois, vous soulevez ma curiosité. (Son expression affirmait le contraire.) Qu’ai-je donc si mat caché ?

— Chimë, Myve, Foehn… Cela satisfait votre curiosité ?

— Non, et j’ai peu de temps…

— Ne minimisez pas mes découvertes, Jarlad. J’en sais beaucoup sur vous, tant d’ailleurs que j’ai renoncé à m’en servir sans comprendre.

— Comprenez-vous mieux aujourd’hui ?

— Peut-être… Vous auriez certainement pu réussir avec un seul monde…

— Réussir quoi ?

— A le façonner tel que vous le désirez. Seulement l’Homéocratie est trop vaste et le kineïrat incontrôlable. (Ereva s’interrompit, le temps d’un raclement de gorge.) Vous n’avez aucune ambition personnelle, ce qui serait un aspect positif si votre image de l’humanité aidait à son épanouissement. Malheureusement, vos conceptions sont étroites et limitées, si fermées qu’elles entraînent leur contraire à se déployer. Cette Bohème contre laquelle vous vous débattez pitoyablement est née de votre infertilité, et plus vous l’écrasez, plus elle croît et vous ronge. Le pire reproche que je puisse vous faire est la raison même qui va m’obliger à abonder dans votre sens : vous avez fait jaillir la Bohème trop tôt, un millénaire trop tôt. Elle est pour l’heure incontrôlable, humainement inexploitable, tout comme ces trois kineïres qui nous surclassent narquoisement. Donc, je vais souscrire à votre requête et tenter avec vous de les désintégrer.

Jarlald hocha deux fois la tête, semblant marquer sa certitude que Dal Semys n’avait à aucun moment eu d’autre choix.

— Ne vous méprenez pas, stipula Ereva. Vous m’avez dit : « Je connais votre secret » et je vous ai retourné le compliment, mais pas dans un but d’équité. Je l’ai fait pour vous avertir de notre impuissance commune : en jouant l’un contre l’autre, nous n’avons rien à gagner et l’Homéocratie tout à perdre ; en manœuvrant ensemble, nous échouerons sans l’ombre d’un doute, mais l’Homéocratie peut s’en sortir. Je vais même pousser la franchise jusqu’à vous avouer qu’en brutalisant la Bohème et en m’aliénant l’Égocratie, je suis certain d’offrir l’Homéocratie à la Terre, avec en prime le soutien bohème.

— Peut-être, commenta Jarlad. C’est ce que j’attends de vous, de toute façon.

— Êtes-vous conscient que dans cette alternative, soit nous tuons la Bohème dans l’œuf et la Commission aura le champ libre, soit la Commission saute pour ouvrir l’Homéocratie à ce que vous nommez l’Hérésie ?

— Parfaitement, Ereva, parfaitement… Seulement, voyez-vous, je jette les dés avec plaisir puisque, si vous y réfléchissez bien, ils n’ont qu’une face.

Ereva Dal Semys y réfléchit longuement, très longuement, bien après que Jarlald eût quitté son bureau. Quel espèce d’atout ce diable d’homme gardait-il en main ?